Marguerite Boutrolle est née en Bretagne et vit à Paris où elle partage un atelier avec d’autres auteurs et autrices. Diplômée de Sciences Po, elle est autodidacte en dessin et aime mêler textes, images, couleurs et matières pour raconter des histoires à la fois intimes et politiques. Après Fraîche, son premier roman graphique paru aux éditions La Boîte à Bulles en 2022 (en sélection pour les prix Orange et Artémisia), son deuxième livre, La Part des Lâches, paraît aux éditions Rivages.
D’où vient l’idée de cet album ?
Il y a trois ans, je me suis absorbée dans les récits de vie de vingtenaires des années 1970, qui ont arrêté leurs études ou quitté leur travail pour retourner à la terre, consommer moins, produire leurs propres richesses… vivre autrement. C’est un phénomène qui revient aujourd’hui, et il est très tentant si l’on considère les nouveaux défis de notre époque. Mais cela peut aussi tourner au vinaigre ! Contrairement à ce que l’on voit dans les documentaires critiques envers la décroissance et à l’égard de communautés telles que les écovillages, ce qui pose problème n’est pas tant le choix d’un mode de vie plus lent, moins consommateur ou plus respectueux de la terre. Ce qui pose problème, c’est en fait le vivre-ensemble. J’ai voulu construire un récit qui pointe précisément cette problématique, monter un huis-clos où la frontière entre quotidien utopique et étouffement est mince. Le récit se passe à Brioude, en HauteLoire, car c’est un endroit que je connais bien – une partie de ma famille y habite –, avec ses grosses maisons au creux des montagnes, son marché au cœur de la petite ville… Une vraie source d’inspiration ! « La Part des lâches interroge ce qu’est le vivre-ensemble »
Que signifie le titre, La Part des lâches ?
Le titre s’explique au fur et à mesure de l’album, mais sans trop en dévoiler, je dirais que j’aime sa polysémie et son ambivalence. Dire
d’une personne qu’elle est lâche est péjoratif ; cela revient à dire qu’elle manque de courage et ne prend pas ses responsabilités
(qu’elles soient personnelles ou collectives). Mais à l’heure où l’on se sent – où l’on nous rend – responsables de tout, y compris de
choses qui nous dépassent complètement, ne jugeons-nous pas trop rapidement les « lâches » ? On a tous un lâche en nous…
Les personnages sont présentés sous le principe de la double énonciation, ce qui donne un aspect quasi documentaire au
début de l’album. Pourquoi ce choix ?
Par souci d’efficacité, pour que le lecteur puisse se plonger dans un univers, dans des scènes de vie et de cohabitation ayant l’air
vraies. J’ai passé beaucoup de temps à créer mes personnages et je veux que l’on puisse regarder Aby, Jet, Tom, Henri et Sara vivre
dans leur élément le plus intuitivement possible, c’est-à-dire sans avoir à artificialiser leurs échanges pour les besoins de mentionner de leurs âges, métiers, etc. J’essaie de faire en sorte que toutes les questions qu’ils se posent se déplient à travers leurs mimiques, petites réflexions, intonations, conflits larvés. Et il faut beaucoup de place et d’images pour ça ! Grâce à cette introduction directe et la plus efficace pour planter le décor, je me suis libérée de bien des contraintes qui auraient pu subvenir ensuite.
Comment définir la période de flou que traverse Aby, le personnage principal ?
Aby est en perte de repères ; ses désirs sont brouillés. C’est une période trouble, que tout le monde peut traverser. Ce qui m’intéresse,
c’est la difficulté qu’il y a à poser des mots sur cet état inconfortable. J’ai donc écrit un personnage volontaire et motivé à l’idée de faire
des changements dans sa vie. Aby essaie, mais elle se heurte à des petits obstacles. Elle ne sait pas vraiment sur quoi centrer sa
vie… assurément pas sur son couple qui bat de l’aile ; quant à cette famille d’amis, peutêtre ne lui convient-elle pas non plus. Ces
personnages me permettent d’aborder des questions importantes à mes yeux. Comment vivre, comment travailler ? Quelle place pour
les amis, pour soi, pour l’engagement politique ? Que faire de la morale ? Et surtout : comment articuler tout ça ?
Quelles techniques utilisez-vous ?
D’un point de vue graphique, je travaille à la main, au crayon noir, par calques superposés. Je dessine vite, mais je suis rarement satisfaite du résultat des premiers dessins ! Alors je recommence et décalque de nombreuses fois jusqu’à trouver la ligne qui me plaît. Puis je pose mes contrastes au fusain – ici, je voulais un rendu flou et charbonneux. Le bleu est omniprésent car c’est la couleur que je donne à l’histoire : quelque chose d’intime, psychologique et flottant. En ce qui concerne l’écriture à proprement parler, j’emprunte beaucoup aux méthodes d’écriture utilisées pour le cinéma, je réécris énormément. L’album m’a demandé deux années de création, dont une entièrement dévolue au scénario ! Je commence à créer mes personnages à partir d’archétypes et je fais en sorte que chaque protagoniste illustre un type de réponse aux questions soulevées par le livre. Je fais aussi beaucoup de recherches concernant les symboles que j’essaie d’articuler avec l’action.
À quel symbolisme renvoie le champignon, personnage à part entière du récit ?
Pour traiter la thématique du lien à l’autre et la présenter sur un spectre allant de la « ressource résiliente » à l’« étouffement », j’ai cherché des images à juxtaposer les unes aux autres. L’envisager de façon poétique m’apermis d’éviter toute binarité sur ce sujet. C’est ainsi que je me suis intéressée au mycélium (la racine du champignon), symbole de réseau et de ressource, avec sa matière quasi magique, qui permet de faire naître des fruits à partir de décomposition. Mais parallèlement, il véhicule une idée inquiétante de dégénérescence infinie, enserrant la matière comme un filet. Et en effet, au-delà de la métaphore, le champignon occupe une place en soi dans l’histoire, à la façon d’une arme,
en particulier lorsque les protagonistes, persuadés de leurs bonnes intentions, envisagent d’imposer sa consommation.